17

Deus absconditus

________________________
Janvier 2001

Journal d’Antoine Desclaibes.

Il n’y a pas eu de miracle.

Je ne sais si je dois en être frustré ou soulagé, tant l’enjeu est d’importance. Au moment même où nous avons cru toucher une forme de réponse, dont la poursuite n’a cessé d’animer nos recherches, il semble que celle-ci nous soit ôtée aussitôt. Deus absconditus, disait Pascal. Dieu est caché. Il nous dissimule, une fois encore, ses vérités. Mais pouvait-il en être autrement ? Qu’attendais-je, au fond, de ces recherches, et de cette expertise ? La découverte de l’ADN du Saint-Esprit, le secret de l’Immaculée Conception ? Philippe a fait diligence dans notre affaire, en archéologue convaincu et assoiffé de découvertes. La datation carbone a été effectuée par le laboratoire spécialisé du Génopôle d’Evry, aux portes de Paris. Les analyses montrent que les reliques remontent effectivement à deux mille ans. Aux alentours de l’an 32, pour être exact. Ce qui pourrait correspondre avec l’année de la mort du Christ.

C’est aujourd’hui notre seule certitude ; et pour l’heure, il ne saurait y en avoir d’autre.

La résurrection de la chair, réalité ou canular ?

Acte de foi seulement. Tout reste affaire de convictions, une fois de plus. C’est bien cela, le sens de l’aventure cathare : interroger, mettre à l’épreuve, torturer parfois, nos convictions les plus intimes. Quel orgueil d’avoir pensé, un instant, qu’il pourrait en être autrement.

Seigneur, dans quoi me suis-je lancé ? Le Livre de Vie n’était-il que le prétexte à des errements sans lendemain ? Me voilà vaincu, épuisé. Je me heurte à un nouveau mur. Bientôt, j’abandonnerai l’archiviste dans son sanctuaire de papier. Lové dans son enfer, il continuera à attendre les prochaines arrivées de ces livres qui, mis à l’index, iront rejoindre son grand brasier. Je songe à la folle ardeur que j’ai mise dans ces recherches. En vérité, je me sens brisé. C’est comme si je m’étais moi-même trouvé au milieu du massacre de Béziers, comme si j’avais assisté à l’emprisonnement de Trencavel, à la bataille de Muret ; il m’a semblé faire face à mon tour aux procès de l’Inquisition et aux bûchers. Quarante ans de guerre, d’autodafés, d’inlassables tueries. Et ce n’est pas terminé. Je m’achemine à présent vers le dernier épisode de cette épopée.

J’étais incapable de travailler aujourd’hui. Je n’ai pu qu’errer dans les rues parisiennes. Passant près d’un kiosque, j’ai acheté le journal. Il y avait, en première page, la photo d’un gamin israélien fauché par un tir de mitraillette. Son père le recueillait dans ses bras en pleurant. Cette photo a eu sur moi un terrible effet ; je l’ai regardée longtemps, sans pouvoir en décrocher mes yeux, les mains tremblantes sur le papier, assis dans un square voisin. Guerres de religion. On les croirait d’un autre temps ; on croirait que deux mille ans d’Histoire, que dis-je, des dizaines de milliers d’années de notre histoire auraient suffi à nous débarrasser une fois pour toutes du pire des maux : cette constante, invariable faculté que nous avons, au nom de nos idéaux, à organiser notre mutuelle extermination. Mais non. Sans doute faut-il admettre que nous avons notre part d’ombre, notre enfer, nous aussi. Il ressurgit, tantôt ici, tantôt là, à travers le monde.

D’un pas lourd, je me suis rendu à l’église de Saint-Germain. Je me suis effondré devant le grand crucifix, près de l’autel. J’ai vu cet homme, tête baissée, ceint de sa couronne d’épines d’où coulait un filet de sang. J’ai regardé ses mains et ses pieds cloutés, l’entaille profonde qui courait le long de son flanc. J’ai vu ce corps, cette dépouille inerte. En d’autres temps et en d’autres lieux, combien de symboles comme celui-ci les hommes ont-ils adorés ? Combien ces symboles ont-ils sauvé, ou tué, d’existences humaines ? Dieu, quelle que soit la définition que nous lui donnions… reste invariablement muet. Je me suis demandé, avec les cathares : ce monde est-il un enfer ? Et si, au fond, il n’y avait rien, rien du tout, que la seule promesse de notre putréfaction ? En quoi faut-il croire aujourd’hui, en quoi pouvons-nous croire ? En rien, peut-être. Et cette idée m’a rempli d’un effroi sans nom. Renoncer à ce qui fait le sens de notre humanité, cette recherche qui n’a cessé de hanter notre condition, voilà qui a achevé de m’abattre. J’ai senti de nouveau la beauté funèbre de la révolte cathare. Je ne puis dire pourtant, aujourd’hui, que je m’associe à leur pensée. J’y vois une curiosité, un emblème de notre drame, mêlant toutes les contradictions, toute la complexité imaginable de notre destinée. Les hérétiques ne sont pas toujours ceux que l’on croit. Notre XXe siècle a repoussé les limites de notre barbarie. Il n’a rien eu à envier aux obscurantismes d’autrefois. Il a su poser sous des formes différentes l’éternelle question du Mal et de notre responsabilité en ce monde. Aujourd’hui, c’est un millénaire qui s’ouvre devant nous. Mais de l’impasse métaphysique où je me trouve conduit, de ces guerres sans fin et sans issue, je ne retire que le sentiment profond de l’absurde, et la conscience aiguë de la folie des hommes.

Je me suis levé. J’avais soudain les larmes aux yeux. J’ai regardé ce crucifix, sans savoir si je devais l’aimer ou le haïr, rappeler sa présence ou le bannir loin de moi.

Et toi, Jésus le Nazaréen ? Existes-tu ? Es-tu vivant ?

Deus absconditus.

J’ai regardé le crucifix en priant pour tous les damnés de la terre.

Comme je voudrais aimer ! Comme je voudrais que nous puissions nous en sortir !

Alors, un cri effrayant est venu de mes entrailles.

Et je Lui ai dit :

Pourquoi ce silence ?

Puis je suis ressorti de l’église.

À présent, le soir tombe et ma révolte s’achève.

Je m’en vais.

Je dois retourner en enfer, une dernière fois. Il me faut reprendre courage, revenir au monde. N’est-ce pas cela, en définitive, le message que nous livrent ces hommes et ces femmes de l’Église de Satan, par-delà les siècles ? Eh bien, je me battrai. Tant que j’aurai un souffle de vie, je continuerai de chercher, de sonder le mystère de notre existence, encore et encore. Que deviendront les reliques, bouclées dans leur coffret noir et luisant ? Termineront-elles dans un musée, ou, une fois encore, dans quelque sous-sol poussiéreux, attendant le prochain d’entre nous qui se penchera sur elles, pour tenter de pénétrer leur mystère ?

Les reliques ! Les reliques du Christ !

Reliques ou pas, qu’importe, après tout ? Quelle absurdité que nos tueries incessantes, et que les prétextes qui leur servent de mobiles ! Dieu catholique, cathare, juif, musulman ! Mais le jeu en vaut-il la chandelle, si ce prétendu amour divin doit conduire aux pires massacres ? Si pour exister, la Vérité des religions révélées doit s’épanouir dans le sang de ceux qui la défendent ? Là où je cherchais, au cœur de cette épopée cathare, une preuve de l’existence de Dieu, je n’ai trouvé que la souffrance et la nécessité d’aimer.

Aimer : n’était-ce pas la seule foi, la seule loi d’Escartille ? Et en définitive, cette loi n’est-elle pas Dieu Lui-même – le visage de Dieu en nous ?

C’est en tout cas la seule raison pour laquelle je continuerai de chercher. Pour elle, et pour cette mémoire, cette triste mémoire de ceux dont la vie fut ravinée de sang.

Alors j’arrive, ami archiviste… J’arrive au milieu de tes livres, de tes flamboyants manuscrits, de tes recueils interdits ! J’arrive, Escartille, pour le final de ton Livre de Vie.

Tout est perdu, à moins que la réponse ne se trouve quelque part dans ces dernières laisses, à moins que…

Escartille, que me diras-tu au bout de tout ceci ? Que restera-t-il de vous ?

La seule marche de l’Histoire, peut-être.

Et un éternel défi posé à notre soif d’amour.

Alors place au spectacle, et que Dieu soit avec nous.